Le Jeu de Rôle est une activité de divertissement qui tend à se diffuser de plus en plus ces dernières années, et qui a notamment profité de la crise du COVID pour rappeler ses vertus et son intérêt ludique, narratif, créatif [1].
S’il est reconnu comme un outil favorisant le sentiment de liberté, l’expression de soi, la possibilité de s’y révéler comme dans nul autre contexte, le JDR est aussi envisagé par de nombreux joueurs comme le lieu d’une forme de soutien ayant permis de faire face à une situation d’adversité, de résolution de certaines situations difficiles (Bowman, 2007).
Ainsi, le JDR a pu montrer son intérêt dans des contextes qui dépassent le cadre du divertissement. Alors, les secteurs de l’éducation, de la pédagogie, du soin et du social au sens large se sont emparés du JDR et en ont fait un objet d’accompagnement, un outil visant la poursuite d’objectifs au-delà du divertissement (Daniau, 2016). À cet égard, il est utilisé dans le champ de la santé, notamment psychique, et il a pu faire son apparition dans des contextes de soutien psychologique, mais aussi dans un certain nombre de dispositifs psychothérapeutiques – soit des lieux de rencontre entre patients et psychologues et qui ont pour objectif le changement, l’amélioration d’une situation de souffrance, l’apaisement ou la disparition de symptômes inconfortables, invalidants.
[1] De hobby honteux à activité mainstream, le jeu de rôle trouve son public (Article publié en avril 2023 dans La tribune de Genève)
Présentation Corentin Boulay (Korwen)
Avant de commencer, je peux peut-être me présenter, ainsi que mon parcours de rôliste, ce qui permettra de comprendre un peu mieux le contexte de cet article, ses enjeux.
Dans le privé, je suis rôliste, MJ, et je mène plusieurs parties auprès d’amis, en médiathèque, et sur des jeux aussi divers que L’Anneau Unique (Edge), 1979 (Elder Craft), Aria (Elder Craft), ainsi que sur des jeux d’auteurs indépendants comme Côme Martin ou Guillaume Jentey. Sur le plan créatif, je suis aussi auteur (et game designer) de mes propres jeux, de fictions interactives ou de JDR, mais aussi plus largement de fiction et de fantasy.
Je suis également psychologue et chercheur en psychologie. Concrètement, je travaille en cabinet privé, où je reçois des patients en psychothérapies ou en entretiens de suivi, mais j’exerce aussi des fonctions d’enseignement et de recherche à l’université.
Au fil du temps, j’ai trouvé plusieurs moyens d’associer pratique professionnelle et rôliste.
En tant que psychologue, tout d’abord, j’ai pu intégrer le JDR dans les suivis thérapeutiques menés auprès d’enfants et d’adolescents, à qui je propose des séquences de jeu, en solo ou en groupe, et qui s’intègrent aux enjeux de leur accompagnement.
Dans ma pratique de chercheur, je me suis également lancé dans des projets de recherche visant à étudier, avec des outils « scientifiques », les phénomènes qui peuvent se produire lorsque l’on utilise le JDR dans un contexte d’accompagnement, de soutien psychologique.
Ce premier article aura pour objectif de présenter l’une de ces recherches, la manière dont elle se construit et la raison pour laquelle il est permis de penser que le JDR peut être un outil approprié à l’accompagnement en psychologie, et pourquoi il est pertinent de s’en servir et de le voir comme un objet intéressant « au-delà du divertissement ».
Le JDR, un outil de thérapie ?
" Avec les enfants, les ados en souffrance, il n’est pas rare de proposer de jouer en psychothérapie, car c’est une manière d’exprimer et de mettre du sens sur les choses qui « encombrent » intérieurement "
Le JDR est un médium intéressant parce qu’il comporte dans sa structure des éléments importants pour susciter l’intérêt, le plaisir de ses joueurs, et qui sont aussi les ingrédients fondamentaux qui interviennent dans le développement de la psyché humaine, et qui sont repris dans les dispositifs de soin, lorsque la souffrance psychique fait irruption.
D’abord, dans « Jeu de Rôle », il y a « jeu ». Le jeu est l’activité primordiale à partir de laquelle l’enfant se construit, construit son rapport au monde. Dans le jeu, on exprime une part de soi, on rencontre une expérience, des aspects du monde, on en construit des représentations, des images, et on s’en sert, plus ou moins consciemment, pour « traiter » les situations auxquelles nous sommes confrontés (on y joue des histoires d’amour, des disputes, on y met en scène des parents qui s’aiment, des parents qui râlent, des gens qui se séparent, des gens qui se retrouvent …).
Il est donc nécessaire tant pour se construire que pour se « re » construire. Avec les enfants, les ados en souffrance, il n’est pas rare de proposer de jouer en psychothérapie, car c’est une manière d’exprimer et de mettre du sens sur les choses qui « encombrent » intérieurement (Winnicott, 1975).
Deuxièmement, le JDR c’est aussi une activité dans laquelle on raconte des histoires à plusieurs. Et là encore, le fait de raconter des histoires, avec ou destinées à d’autres personnes, c’est une part importante de la vie psychique et du développement de l’individu (Revaz, 2019). Les récits, les histoires, la narration, c’est ce qui nous permet de construire notre propre histoire intérieure, d’organiser notre représentation de nous-même, de notre vie, de nos expériences, et de se vivre comme un individu entier, cohérent, qui évolue, mais qui reste aussi pareil, semblable au fil du temps (Andrade et Tordo, 2023). Une chose importante aussi, c’est la capacité à raconter cette histoire, à la mettre en forme de sorte à ce qu’elle soit compréhensible par quelqu’un d’autre. Cette capacité, elle nous lie à l’autre, elle nous rend capable d’entrer en relations. On voit alors comment le JDR peut contribuer aussi à construire notre capacité à raconter des histoires. Car on est mis en situation de devoir décrire et imaginer ce qui va être l’existence de notre personnage. L’enjeu est donc double : trouver un moyen de « se raconter » l’histoire, et trouver un moyen de raconter à l’histoire à quelqu’un d’autre, à un groupe.
Mais malheureusement, la pathologie psychique peut gravement nous couper de ces deux capacités, celle de jouer, et celle de raconter des histoires, ce qui a pour conséquence de, parfois, nous éloigner des autres, de nous empêcher de voir le monde autrement que dans sa « concrétude », dans sa « rationalité » et sa « réalité ». Le monde peut alors devenir incompréhensible, insaisissable, intolérable, même. Bref, injouable.
Et c’est là que peuvent intervenir les psychothérapies, pour nous aider à jouer à nouveau, c’est-à-dire à faire usage de notre imagination, de notre monde interne pour traiter les événements difficiles ; pour nous aider à raconter une histoire de soi qui nous permette de remettre les pendules à l’heure, de remettre de l’ordre dans ce qu’on a pu traverser ; mais aussi pour nous aider à nous reconnecter à l’autre, à apaiser les liens qui se sont tendus, rompus, qui sont devenus douloureux.
On voit alors un peu mieux, maintenant, comme le JDR peut devenir un outil particulièrement intéressant s’il est utilisé dans un environnement psychothérapeutique.
Car en plus de tous ces ingrédients, il permet d’incarner un rôle, et donc de prendre un peu de distance vis-à-vis de soi, et d’explorer des options d’être, des options d’actions, des options de paroles qu’on ne se risquerait pas à explorer en temps normal ; il met aussi à disposition un monde, un univers fictionnel sur lequel on peut exercer une capacité d’action quasi-illimitée, et pour toutes ces raisons, il peut contribuer à faire re-émerger le sentiment de bien-être, de cohérence, de continuité, le lien à l’autre dans des conditions satisfaisantes.
La recherche AMJDR
" Il reste important d’étudier les effets qui peuvent émerger dans les ateliers Jeu de Rôle proposés dans le cadre du soin, afin de se rendre compte plus précisément des bienfaits qu’il peut produire "
Malgré tout ce qui a été dit précédemment, le JDR est encore très peu utilisé par les psychologues. Et quand il l’est, c’est de manière isolée, car les professionnels en parlent peu, et diffusent peu les résultats de leurs observations.
Sur ce point, les choses tendent à évoluer. Plusieurs initiatives émergent (ici et ailleurs), et le travail des professionnels de l’accompagnement se rend de plus en plus visible, identifiable, et montre combien le JDR peut s’avérer aussi pertinent que l’utilisation du jeu libre, de l’écriture, de la peinture, du jeu vidéo dans les différents espaces de suivi.
Mais il reste important d’étudier les effets qui peuvent émerger dans les ateliers Jeu de Rôle proposés dans le cadre du soin, afin de se rendre compte plus précisément des bienfaits qu’il peut produire, de son intérêt « réel » auprès des patients, et surtout pour valoriser son usage et sa pratique, pour permettre aux institution de soin et d’accompagnement d’accorder du crédit à ce type d’activités, mais aussi aux cliniciens de s’appuyer dessus, d’envisager son utilisation dans des contextes qui dépassent celui du divertissement, compte tenu de ses potentialités,
C’est à partir de cette question que j’ai mis en place la recherche Adolescence et Médiation par le Jeu de Rôle (AMJDR), dans le laboratoire de psychologie au sein duquel je suis employé, à l’Université de Lausanne.
Concrètement, il s’agit pour moi d’étudier l’ensemble des séances que j’ai mené en tant que psychologue auprès d’adolescents déscolarisés, porteurs de troubles du comportements et/ou de l’attention. L’objectif est d’observer comment le JDR permet de relancer ce qu’on appelle la « symbolisation », qui désigne un ensemble de processus psychologiques qui permettent de traiter, de gérer une expérience qui a eu des retentissements que l’on peut caractériser comme traumatiques. Et c’est lorsque ces processus sont mis en défaut, par une expérience traumatique, particulièrement intense, difficile, que peut émerger la souffrance psychique (sous forme de sentiment de mal-être, de symptômes, de pathologies, de comportements à risque, de passages à l’actes …).
L’hypothèse de cette recherche est que le JDR peut grandement contribuer à apaiser les adolescents que nous rencontrons, leur permettre de tisser des liens non conflictuels avec leurs pairs, avec leur environnement, et peut les aider à faire de leur imagination, de leur monde interne, un espace de traitement de leurs difficultés, qui pourra remplacer efficacement les comportements jugés « inadaptés », la pression de la pulsion qui pousse au passage à l’acte.
La recherche a donné lieu à la publication de plusieurs articles de recherche qui présentent le dispositif mis en place, le setting de jeu, le déroulement des séances et les histoires qui ont été imaginées par les adolescents. Certains des résultats, encourageants, ont déjà été publiés aussi, mais tout ça, c’est une autre histoire …
Bibliographie
Andrades, B. A., & Tordo, F. (2023). Jeu de rôle en ligne: un espace de narrativité inscrit dans la mise en scène de soi et de la famille. L’Évolution Psychiatrique.
Bowman, S. L. (2007). The psychological power of the role-playing experience. Journal of Interactive Drama, 2(1), 1-15.
Daniau, S. (2016). The transformative potential of role-playing games—: From play skills to human skills. Simulation & Gaming, 47(4), 423-444.
Revaz, F. (2019). Les récits produits en psychothérapie : un défi pour la narratologie. Pratiques. Linguistique, littérature, didactique, 181-182.
Winnicott, D.W. (1975). Jeu et réalité. Paris : Gallimard.
GIPHY App Key not set. Please check settings
2 commentaires