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Le bateau de pirate, un lieu de rencontres

Effets relationnels des particularités du lore et du gameplay dans la psychothérapie par le JDR.

Crédit : Photo de Mateusz Dach

J’ai parlé du projet AMJDR dans un précédent article, qui présente la manière dont le JDR, en contexte d’atelier thérapeutique mené par un psychologue (moi) et un éducateur (appelé Hector, pour les besoins de l’anonymisation), peut produire des effets chez des adolescents accompagnés en milieu scolaire adapté, porteurs de troubles du comportement et des conduites.

Je propose de m’attarder ici plus particulièrement sur un certain nombre d’illustrations, révélatrices de certains des effets produits par le JDR, et qui semblent permis grâce à ses caractéristiques intrinsèques, fondées sur les particularités du setting comprenant à la fois le lore et le gameplay.

J’aimerais donc évoquer, non seulement les effets « thérapeutiques » liés à un contexte de psychothérapie, à un cadre organisé par des règles communes à celles de ce que l’on nomme les « médiations thérapeutiques » [1], mais aussi mettre en évidence ce qui semble surgir à la fois de ce qui fait la spécificité du JDR, mais aussi des spécificités du setting de jeu utilisé. Mon propos visera à montrer l’intérêt et le soin qui est à porter dans la constitution du cadre de l’activité JDR, lorsqu’elle est proposée en contexte d’accompagnement, pour saisir que ces éléments sont fondamentaux, et à l’origine d’un certain nombre d’évolutions. De manière sous-jacente à mon propos se loge ainsi l’idée selon laquelle l’approche thérapeutique du JDR est indissociable d’une réflexion qui allie worldbuilding, gamedesign et processus psychiques.

Pour mener à bien cette réflexion, je m’appuierais sur la présentation de plusieurs vignettes cliniques, extraites des données issues de la recherche AMJDR. Les noms des adolescents et de soignants qui seront évoqués ont été modifiés, de sorte à garantir leur anonymat.

Pour rappel, j’ai rencontré 2 groupes d’adolescents, accompagnés dans une institution spécialisée pour des difficultés comportementales, attentionnelles, dont la scolarité a été mise en péril (exclusions multiples), et dont les relations sont conflictuelles (passages à l’acte, violence …).

Je me centrerais particulièrement sur deux éléments, relevant du lore et du gamedesign, qui se sont révélés fondamentaux et qui ont rencontré de manière prégnante les enjeux psychiques par lesquels ces adolescents étaient concernés : un worldbuilding construit sur le modèle de « l’archipel » et la présence du « bateau de pirates ».

[1] Les médiations thérapeutiques sont l’ensemble des activités et ateliers créatifs, artistiques, « artisans » qui sont pratiqués, souvent en groupe, en complémentarité des suivi thérapeutiques classiques dans les institutions de soin.

Le JDR : un attracteur de tensions

" Mais c'est nul ça ! J'ai plus envie de faire ça ! "

Il faut d’abord préciser qu’une activité à médiation, en groupe, avec les adolescents que j’ai brièvement décrit, s’apparente à une sorte de bouillonnement intense, caractérisé par une grande agitation, des cris, des prises de parole incessantes et chaotiques, désorganisées.

L’histoire qui se construit ressemble alors à une sorte d’odyssée solitaire-à plusieurs, chacun étant continuellement mis à la place de spectateur, pendant que tous essayent d’occuper le devant de la scène.

Et ces scènes, parlons-en, sont le plus souvent : violentes, visent à obtenir des richesses, des trésors, ont pour objectif de combattre ou de soumettre tout individu donnant un peu trop l’impression au groupe qu’il a son mot à dire. 

Du point de vue de l’animateur, mj, psychologue, l’exercice peut-être assez éprouvant, et parfois même … décourageant. Chacun cherche à prendre sa place, mais se confronte à une difficulté à identifier l’équilibre entre soi et l’autre qui les mène bien souvent à prendre la place, toute entière, négligeant la présence des autres participants, la déniant dans certains cas, s’y opposant dans d’autres. Car c’est précisément à cet endroit que se logent les difficultés de ces jeunes, qui ne disposent pas encore des repères nécessaires à l’apprivoisement du lien à l’autre, vécu comme une menace, face à laquelle leur psyché adolescente répond par l’affrontement, ou par la fuite.

Il n’est donc pas rare d’observer les scènes suivantes, dans le cadre de l’atelier :

Les adolescents se parlent mal, se provoquent, s’insultent. Parfois, la tension monte à tel point qu’ils risquent d’en venir aux mains.

En arrivant en atelier, les adolescents peuvent m’accueillir d’un « Oh non pas encore, je suis fatigué de ça ! J’aime pas, moi, je préfère les maths ! »

Ou encore : « Mais c’est nul ça, j’ai plus envie de faire ça ».

D’autres adolescents sont moins expressifs « verbalement », et se contentent de tourner le dos, de ne pas répondre aux sollicitations, de hausser les épaules.

Voilà ce qui explique pour une part le « découragement », et la nécessité en tant que MJ de se remobiliser constamment et de « croire » en ce que l’on est en train de faire.

Car il serait possible de conclure, peut-être trop rapidement, que le JDR n’est en définitive pas l’activité qui leur sied le mieux, et qui les attire, les intéresse, mobilise leur investissement. Mais ce serait oublier, ou passer sous silence l’une des difficultés principales de ces adolescents : la capacité à faire du lien.

En effet, leur avis, leur investissement, leur motivation, leur point de vue, leurs relations sont soumises à des bouleversements constants, à des oscillations, des renversements qui surgissent de manière impromptue. Ainsi, un adolescent particulièrement impliqué dans l’histoire pourra tout envoyer balader l’instant suivant ; le joueur enthousiaste en début de partie pourra être absent lors de la séance suivante ; celui qui rechignait à venir ce jour-là, voudra repousser le temps de l’atelier au maximum pour continuer à jouer … Bref, en thérapie, il faut composer avec toutes ces difficultés, qui sont précisément la raison pour laquelle les jeunes sont pris en charge.

Et l’histoire créée par ces ados ne fait pas exception à cette règle de la déliaison. En début de session, surtout, les narrations sont confuses, chaotiques. On a parfois l’impression que chacun est immergé dans son propre univers, qu’il construit lui-même toute son histoire, sans jamais tenir compte des autres, de la volonté des autres PJ, ou même de l’existence du monde en lui-même (motivation des PNJ, etc.).

Les adolescents les plus productifs, souvent les plus agités aussi, se saisissent d’abord du médium comme une forme d’écho à leur hyperactivité psychique : ainsi décrivent-ils les décors et environnements eux-mêmes, les ennemis qui surgissent, le déroulement et la résolution des combats ; se fixent-ils leurs propres quêtes résolues dans la foulée, en quelques secondes, sans que jamais l’autre ne puisse s’immiscer dans le récit qui se déroule de manière compulsive, à moins de générer opposition ou refus (« c’est nul, j’ai plus envie de jouer si c’est comme ça »).

Ce qui se joue dans ce genre de scène, c’est alors une forme de confusion, de basculement d’un monde régi par des règles communes, organisant nos relations, déterminées de manière contractuelle (chacun les accepte avant d’intégrer le groupe), vers un monde autocentré, où l’autre n’existe presque plus, et doit seulement se conformer aux désirs du sujet.

Le problème du lien, la déliaison, surgit dans la relation à l’autre, dans l’histoire, mais aussi dans les repères qu’ont les uns et les autres du monde de fiction dans lequel ils évoluent. Chacun construit son propre univers fictionnel, décorrélé du groupe, et alors s’effondre l’intercréativité [2]: Sohan imagine combattre des loups maléfiques alors que Noam voit un dragon ; Saïd imagine faire travailler son personnage pendant plusieurs jours d’affilée alors qu’une seule nuit s’écoule pour ses compagnons …

On repère alors particulièrement le lien qu’ont ces adolescents à leur environnement, et la difficulté à en comprendre les contours, lorsqu’on interroge leur rapport au temps, à l’espace, aux choses.

Sten veut être de toutes les scènes, de tous les combats, à tous les endroits. Alors que Mickael mène une révolte au milieu du village, Sten joue à se « téléporter » entre le château d’où il opère, et le village où se trouve son compagnon.

Barbe-Blanche est un « bricoleur ». Lorsqu’il exerce son talent, il fait fi de la fatigue et du temps qui passe, et annonce vouloir construire des ailes à son bateau, des roues, un téléphone portable, une bombe atomique … tout cela en un claquement de doigts, et sans matériel et sans pouvoir magique.

Enfin, Mickael omet régulièrement les règles concernant l’inventaire, et négocie avec le MJ pour pouvoir porter 3000 portions de provisions dans son petit sac à dos.

 

[2] Concept développé par Coralie David, dans sa thèse de doctorat. Le concept décrit une forme caractéristique de création dans le JDR, fondée sur une collaboration nécessaire, qui s’enrichit continuellement des apports des membres du groupe, dont on attend un mouvement continuel d’adaptation et d’assimilation de ces transformations. Lire sa thèse

La mutinerie, ou le prétexte d’une organisation de groupe

"On pourrait se dire que le JDR est pareil à un certain nombre d’autres situations de la vie quotidienne, et qu’il fait surtout office d’attracteurs des tensions, des conflits [...]. Oui, mais les autres situations de la vie quotidienne ne mettent pas à disposition un authentique bateau de pirate ! "

En l’état, on pourrait penser que l’activité jeu de rôle est un fiasco (le substantif, pas le JDR). En effet, le contexte de jeu offre suffisamment de groupalité et de liberté pour « suractiver » les difficultés d’auto-régulation de ces jeunes et leur incapacité transitoire, mais intense, à évoluer et construire auprès de l’autre. Alors, on pourrait se dire que le JDR est pareil à un certain nombre d’autres situations de la vie quotidienne, et qu’il fait surtout office d’attracteurs des troubles et des situations de tension, de conflit, plutôt que de perspective de résolution.

Oui, mais les autres situations de la vie quotidienne ne mettent pas à disposition un authentique bateau de pirate !

Le bateau est un élément de lore qui s’est révélé fondamental dans le groupe constitué par Iker, Noam, Saïd et Joan, tous les 4 incarnant de pirates sillonnant les alentours de l’île Esperanza [3]. Le bateau s’est imposé d’emblée puisque les adolescents ont émis le désir de jouer dans un univers lié à la piraterie. Ainsi, et rapidement, ils se sont retrouvés à la tête de ce bateau, et ont dû s’organiser en équipage, se répartir les différents rôles et les différentes tâches qu’implique la gestion d’un navire.

Très tôt, alors, ont été intégrés au gameplay des éléments de règle visant à soutenir ces aspects narratifs. Ainsi, des compétences et des métiers leur ont été attribué, afin de leur permettre de gérer leur bateau, et les différents équipements de celui-ci. Certains adolescents avaient alors la charge de la gestion des stocks de vivres ; d’autres s’occupaient de l’artillerie, des armes et des munitions ; les derniers dirigeaient la navigation et la cartographie.

Par ailleurs, l’organisation du monde en « îles », auxquelles ont rapidement été attribuées des caractéristiques spécifiques (l’ile du PNJ vendeur d’armes ; l’île des trésors ; l’île des militaires …) s’est également imposée comme un élément fondamental au cours de la partie.

Ainsi, l’ensemble de ces éléments, le bateau de pirate, la notion d’équipage, la particularité spatio-temporelle de l’univers liée à l’organisation en archipel du worldbuilding a fourni à notre petit groupe des composantes de gameplay extrêmement porteuses et intéressantes, qui ont émergé directement des propriétés du lore dans lequel s’est inscrite notre narration.

Pour illustrer ces situations particulières qui ont pu émerger de cette rencontre entre gameplay et narration, voici quelques petites vignettes tirées de plusieurs séances.

Le groupe, toujours très enclin à des réactions agressives et à l’opposition, s’est rapidement trouvé confronté à des partisans du Corbeau-Noir, le roi des pirates. Fidèles à leurs habitudes, les adolescents ont décidé d’attaquer. Mais les particularités du lore, leur situation géographique (eux étant sur la mer, et préparant l’attaque des pirates à terre) et le contexte environnemental ont nécessité une forme d’adaptation et de collaboration, dans l’espoir d’atteindre leurs objectifs. C’est ainsi qu’Iker a pu prendre une place de « leader » et organiser son équipage ; Saïd s’est concentré sur les attaques à distance et sur la gestion des armes et des munitions ; Peach, à son poste de soigneuse, s’est occupée du soin et des poisons alors qu’Hector garantissait la sécurité des lieux via son poste d’observation.

 Le bateau permet ainsi une identification claire des places, des fonctions des uns et des autres à l’intérieur du groupe, qui peuvent être plus difficiles à distinguer dans un setting qui ne dispose pas de modalités d’organisation aussi manifestes. Pour ces adolescents qui souffrent de leur capacité à « s’arrimer » à l’autre, le bateau de pirate et la notion d’équipage semble soutenir à la fois la nomination de sa propre place (« je m’occupe des armes ») mais aussi la reconnaissance de la place de l’autre, et son importance dans l’espace relationnel.

Joan est un adolescent autonome, presque autocentré par rapport au groupe. Dans l’histoire, il prend une place prépondérante, faisant de son propre désir (détrôner le corbeau noir) la quête du groupe tout entier, qu’il voudrait résoudre lui-même, en un instant, en niant toutes les interactions : « On va là-bas, on voit la plage, il y a des ennemis, on les tape, et le corbeau noir on le tue … ».

La représentation du JDR pour Joan est, dans un premier temps, un espace où « tout est présent » immédiatement, qui peut se passer de collaboration et d’interactivité, puisque son imagination « envahissante » prend le pas sur le jeu, et fait office de « passage à l’acte narratif ». En d’autres termes, Joan s’approprie le jeu pour lui seul et résous les enjeux de la narration en solitaire, de manière automatique, rigide et immédiate. On pourrait parler ici d’un fonctionnement sous le primat du « principe de plaisir ». Joan se saisit du monde comme d’un outil pour satisfaire ses désirs, ses envies et de manière immédiate. Il opte pour les solutions les plus rapides, efficaces, directes, mais celles-ci le privent de l’expérience de jeu, de plaisir partagé, et de la rencontre avec l’autre. Seulement, Joan est le capitaine d’un navire qui a pris la mer pour une destination éloignée d’Esperanza, et son objectif de devenir roi des pirates s’éloigne également, au sens géographique du terme.

Sur l’île de la fortune, le groupe d’aventuriers se trouve impliqué dans de nombreuses péripéties : rencontre avec un curieux marchand d’armes ; confrontation avec des fantômes qui ne parlent pas ; recherche d’un trésor. Alors que Joan souhaiterait retourner à Esperanza pour défier le roi des pirates, le reste de l’équipage s’occupe avec ces différentes missions. L’objectif de Joan est repoussé et s’engagent alors plusieurs phases d’oppositions entre les personnages, de négociation, qui visent à articuler les différentes envies.

Ici, c’est l’éloignement géographique des adolescents vis-à-vis des différents points d’intérêt qui participe à accompagner l’immersion de l’adolescent à l’intérieur du jeu, et de la narration. L’image des îles séparées entre elles par de larges pans d’océans rends assez représentable, saisissable la nécessité de se déplacer, et les efforts à fournir pour y parvenir.

Alors, grâce à cette « protection » contre le principe de plaisir que représentent la mer, les îles, le maniement du bateau, Joan fait manifestement l’épreuve du principe de réalité, et peut alors entrer dans une phase de rencontre avec ses coéquipiers, et s’engager dans le processus narratif, dans le jeu, devenant un participant à part entière, un conteur et un créateur. Alors, Joan devient capable de mobiliser le récit comme support d’expression, de négociation, de formation de compromis, et d’abandonner temporairement une forme de résolution autocentrée et toute-puissante.

[3] Île imaginaire tirée du jeu de rôle Aria, écrit par FibreTigre et édité par Elder Craft.

Quelques processus psychologiques impliqués

"Les adolescents tirent de ce genre d’ateliers une capacité nouvelle à entrer en collaboration, à se questionner mutuellement et à évaluer leur complémentarité "

Plusieurs processus ont émergé à travers ces différentes vignettes, et permettent de comprendre ce qui peut se jouer, au niveau psychique, dans la réalisation d’une séance de JDR, et à plus forte raison lorsque celle-ci s’inscrit dans une démarche de soin.

Tout d’abord, nous avons bien perçu que le JDR permettait aux adolescents d’accéder à une autre forme de relation avec les pairs, avec le monde qui les entoure. Ainsi, il leur est possible de quitter momentanément le principe de plaisir, pour se tourner vers le principe de réalité. Ce phénomène fait écho aux théorisation développées par René Kaës, chercheur particulièrement prolifique sur les psychothérapies et le fonctionnement des groupes, et qui a pu proposer que, pour se construire et s’inscrire dans une forme d’autonomie individuelle, satisfaisante, le sujet a besoin d’en passer par une inscription dans un groupe. Or, cette inscription n’est pas sans impliquer un certain nombre de renoncements (appelés contrats, alliances) qui imposent, pour pouvoir bénéficier d’une relation pacifiée avec l’autre, d’accepter de laisser, au moins un peu, au moins temporairement, certains modes de satisfaction de ses désirs de côté.

L’impossibilité de renoncer se traduit en effet sous la forme de souffrances très diverses, de sentiment d’étrangeté, d’être mis à l’écart, produit des relations conflictuelles, la difficulté à se construire et à construire un rapport à l’autre sain, et satisfaisant. Nous voyons ici que le groupe, lorsqu’il peut s’appuyer sur le jeu, sur la création, sur la narration, redevient capable d’organiser ce qui fait défaut chez le sujet. Le jeu de rôle devient alors un terrain d’expérimentation qui a la particularité de confronter les individus entre eux et de leur proposer de raconter, de faire l’expérience du plaisir pris à la réalisation et à la création, quand elle se fait à plusieurs, dans la collaboration. Alors, le groupe, soutenu par le JDR, se révèle à la fois source de plaisir, mais aussi structurant car le sujet fait l’épreuve du renoncement, tout en constatant qu’il est bénéfique à une satisfaction ultérieure. Le plaisir à faire en groupe semble donc supplanter celui de faire seul, en s’opposant, ou en déniant systématiquement la place des autres.

On pourrait alors parler du fameux objet transitionnel, développé par Winnicott, et qui décrit habituellement, dans les représentations communes, le doudou de l’enfant et ses qualités qui l’aident en principe à s’autonomiser et à tolérer la séparation vis-à-vis de ses objets d’attachements (parents, « caregivers » …). L’objet transitionnel est donc un objet « réel », chargé affectivement, et qui représente ainsi tout un tas d’autres relations, elles-mêmes porteuses de cette charge affective. L’expérience faite avec l’objet transitionnel est alors à la fois une expérience de jeu, d’imagination, mais qui a des conséquences dans la réalité de l’enfant, et dans la réalité de ses relations. Le jeu, quel qu’il soit, possède ces qualités, et cette capacité à transporter dans un espace fictif, une partie de la réalité. On voit, à partir de nos vignettes, comment les adolescents ressortent du jeu avec des capacités nouvelles, de nouvelles structures internes, qui vont alimenter leur propre identité à partir de l’expérience vécue par leurs personnages.

Car ce que retirent les adolescents de ce genre d’ateliers, c’est une capacité nouvelle à entrer en collaboration, à se questionner mutuellement et à évaluer leur complémentarité (ou bien même à s’opposer, dans le jeu, par le soutien de la parole, de l’imagination et non plus – seulement – de l’acte). Le JDR confronte au besoin de prendre l’autre en considération, et à engager une forme de positionnement (qu’il soit positif ou négatif) dans le lien entretenu entre « moi » et « lui/elle ».

Ici, on observe aussi que le JDR va plus loin, et permet aux adolescents de révéler leurs difficultés concernant les fondements qui structurent l’identité (difficultés à reconnaitre et à se situer dans l’espace et le temps), et leur donne l’occasion de se réapproprier ces repères, de s’y confronter pour tenter de les saisir, les comprendre, les manipuler. Le JDR œuvre là directement au niveau de la construction de soi, et des compétences psychiques qui vont accompagner la subjectivité à long terme.

Conclusion

Pour ces adolescents, le bateau fait office d’opérateur dans la construction de l’enveloppe groupale, c’est-à-dire dans ce qui fait d’un groupe un ensemble d’individus et non pas seulement un agrégat d’humains (Anzieu, 1995). Il facilite ce passage, d’un état à un autre, et rend « acceptable » l’idée de tisser un lien avec un autre, qui ne soit pas uniquement fondé sur le rejet ou l’opposition, mais qui puisse se diversifier, s’enrichir d’un grand nombre d’expériences.

Le bateau, ici, est l’objet sur lequel l’enveloppe a pu s’appuyer pour se constituer. Mais chaque groupe de joueur possède son propre « bateau ». Pour d’autres adolescents que j’ai rencontré, l’enveloppe s’est constituée via un camion équipé d’armes à feu et de protections pour lutter contre une armée de zombie ; dans la construction d’une boite commune qui permettrait le stockage des pièces d’or ramassées par les aventuriers ; Nicolas Stock [4] nous a déjà parlé de la manière dont un « bébé orc » peut aussi constituer le point de rencontre entre les individus d’un groupe … Si les objets sont différents, il semble néanmoins que chaque groupe tende à se saisir du gameplay, du lore et de toutes les briques que met le JDR à disposition, pour y trouver un soutien à la construction de leurs enveloppes, de leurs identités communes mais aussi individuelles.

Ces considérations sur la manière dont le lore interagit avec les effets thérapeutiques dans une activité jeu de rôle invitent donc à penser et à considérer avec sérieux les particularités de l’univers de la fiction mise à disposition dans ce type de pratiques thérapeutiques.

En règle générale, les espaces de psychothérapie font l’objet d’importantes réflexions liées aux règles qui régissent l’organisation des séances, au cadre général dans lequel ils se déroulent, ce qui y est autorisé ou proscrit, ce qu’on attend du patient en termes d’expressivité … On considère également comme fondamental le fait de porter une réflexion sur les caractéristiques du médium qui sera utilisé, dans le champ des médiations notamment. Le JDR étant un médium basé sur des caractéristiques à la fois narratives mais aussi ludiques, on comprend alors que ces deux champs sont des lieux dans lesquels vont s’exprimer une grande diversité de phénomènes, et qui constituent des paramètres qui vont soutenir la réalisation d’un certain nombre d’objectifs au plan thérapeutique. L’élaboration d’un cadre-dispositif à médiation par le JDR semble alors devoir faire l’objet d’une attention particulière dans la conception de ses aspects ludique, de son gameplay, mais aussi de son univers et de son lore. Que cette conception repose sur des ressorts narrativistes, ludistes ou simulationistes [5], l’intérêt semble avant tout résider dans le fait d’offrir aux joueurs un cadre riche, vivant, chaleureux et « malléable ». C’est à partir de cette richesse que chacun pourra, comme les Athéniens avec le navire de Thésée, trouver les outils pour façonner son propre bateau, et soutenir son identité.

[4] Communication de Nicolas Stock dans le cadre du séminaire « Le JDR : au-delà du divertissement »

[5] Quelques éléments de contexte sur la théorie roliste et ses différentes approches (PTGPTB)

 

Bibliographie

Anzieu, D. (1995). Le moi-peau. Paris : Dunod.

David, C (2015). Le jeu de rôle sur table : l’intercréativité de la fiction littéraire. Littératures. Université Sorbonne Paris Cité, 2015.

Kaës, R. (2021). Les théories psychanalytiques du groupe. Paris : QUE SAIS-JE.

Winnicott, D.W. (1975). Jeu et réalité. Paris : Gallimard.

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Écrit par Corentin Boulay (Korwen)

Je suis psychologue et docteur en psychologie. Enseignant et chercheur à l’université, j’ai également une pratique de consultation en cabinet privé.
J’utilise le JDR en psychothérapie, dans les entretiens de suivi psychologique, et c’est également l’un de mes sujets de recherche.
Meneur de jeu, je suis aussi auteur et game designer de JDR, de fictions interactives, et de fiction plus largement.

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