« Bois Dormant » de Melville, est un des premiers livres de jeux de rôles à sortir chez Dystopia (avec « La Clé des Nuages »), des thématiques fortes, humaines, dans un univers urbain autant que sauvage. Voici une rencontre avec Melville et Eugénie pour nous présenter l’ouvrage.
Bois dormant vous propose d’incarner les piliers d’une communauté pacifique dans une mégapole décimée et isolée, alors que la plupart des habitants sont tombés dans un étrange coma.
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Sortie officielle le 01/03/21
Eugénie Bidet est co-directrice de la collection “Jydérie” avec Anaïs Vilcocq, chez Dystopia, très active dans le jeu de rôle depuis de nombreuses années, elle rédige les blogs « je suis pas mj mais » ainsi que « et pourtant elles jouent », participe à de nombreux podcast, et contribue à questionner et à faire évoluer les pratiques autour du jeu de rôle. https://www.dystopia.fr/
Melville est autrice de jeux de rôle indépendant, « Sur les Frontières » « Aux marches du Pouvoir » « Trois jours de soleil » notamment, et a également contribué à bon nombre d’ouvrages en tant que collaboratrice, Oltréé !, Dominion, …, et tout récemment Exploirateurs de Bruines. melville.itch.io, melville-games.com
Sturm : Eugénie avec ta consœur Anaïs vous inaugurez une collection de jeux de rôles chez Dystopia, aujourd’hui avec Melville nous allons parler de Bois Dormant, mais déjà de ton côté comment s’est passée la sélection des titres et plus particulièrement de celui de Melville ?
Eugénie : Je connaissais Bois Dormant et La Clé des nuages (et La Clé des songes) avant d’imaginer les éditer un jour. J’étais parmi les playtesteurs et playtesteuses, et j’avais fait des relectures pour les deux textes, qui étaient déjà rédigés au moment où j’ai su qu’on allait se lancer dans Jydérie. J’aime beaucoup Melville, et kF, et Côme, qui sont des ami•es, mais ce sont leurs jeux qu’on a été chercher. Parce qu’on se disait qu’ils avaient leur place parmi le catalogue Dystopia, même si ce n’est pas évident d’expliquer le feeling.
Sturm : Vous aviez carte blanche concernant ce lancement et cette collection, mais peut-être avec un fil conducteur ?
Eugénie : On ne l’a pas vraiment réfléchi sur le moment, juste essayé de sentir ce qui semblait cohérent… et puis on se rend compte aujourd’hui que malgré des propositions très, très différentes, on va publier deux jeux sans scénario, sans MJ, sans dés, sans système de combat.
Ce n’était pas une volonté a priori, mais il se trouve que ça fait sens au final. Ce à quoi on a fait attention par contre, c’était au fait de commencer avec le jeu d’une autrice déjà reconnue (Melville, qui a sa notoriété dans le milieu indé) et d’une autrice dont c’était le premier jeu (kF, qui en a sorti deux sur itch.io depuis et qui travaille sur une adaptation de Dark Souls par ailleurs).
Sturm : De ton côté Melville, cela fait déjà plusieurs années que tu publies des ouvrages de Jeux de Rôles, mais est-ce la première fois que tu vas publier un ouvrage solo avec un éditeur ?
Melville : Alors en solo oui, mais ma première intervention dans un JDR publié par une maison d’édition, ça a été dans Oltréé! et son Compagnon, chez John Doe. J’avais par ailleurs préalablement proposé des bonus liés aux paliers de financement participatifs d’autres jeux, aussi : Dominion, Sweepers Inc, En Terre Sauvage, Face au titan et plus récemment Exploirateurs de bruines. C’est un travail différent de Bois Dormant, parce qu’il faut se couler dans le projet éditorial d’un autre créateur.
Faire la petite main pour quelqu’un d’autre et sortir un jeu toute seule, signée de mon nom et tout, ce n’est effectivement pas la même chose.
Sturm : Cette collaboration sur « Bois Dormant » représente-elle une pression supplémentaire ?
Melville : Je ne dirai pas qu’il y a une pression supplémentaire. Tout d’abord parce que nous entretenons avec Eugénie des liens qui ne sont pas uniquement professionnels. C’est une amie, une personne chère à mon cœur, et à ce titre la communication a été plutôt simple. Notez que ce n’est pas une garantie, cela dit. Travailler avec des ami.es, ça peut parfois être compliqué. Mais là, comme souvent dans mon parcours, j’ai eu de la chance. Cela dit, travailler dans un cadre d’édition «classique», c’est un réseau de contraintes différent de mes habitudes. Ce n’est pas le même rythme, les exigences ne se placent pas au même endroit, les enjeux financiers ne sont pas les mêmes. Sur ce point, je réalise que même si, contrairement à d’autres ouvrages, ce n’est pas moi qui porte la charge de l’investissement, je ne me sens pas moins investie, peut-être même plus.
En fait, travailler dans ce cadre, ça produit plus de peur de décevoir. Parce que quand je sors un jeu toute seule dans mon coin, je me préoccupe assez peu de sa réception. Alors que là, j’ai le sentiment de devoir être à la hauteur des attentes d’autres personnes
Eugénie : Pareil ! J’ai très peur de décevoir Melville…
Sturm : Melville, qu’est-ce que ça a changé dans ton travail ? Est-ce que Bois Dormant a évolué une fois le processus d’édition lancé ? Que représente l’apport de l’éditrice ?
Melville : Je n’ai pas tellement l’impression que le jeu ait beaucoup évolué une fois le processus d’édition lancé. Bien entendu, il y a les relectures, les précisions, bien entendu, il y a les illustrations qui arrivent et rendent visible un monde qui existait surtout dans ma tête, mais c’est finalement assez proche de mes productions indépendantes.
Il faut dire que quand Eugénie est venue me chercher pour éditer le jeu, je bossais dessus depuis environ 18 mois et il était très largement écrit
Eugénie : Exactement. Ce n’est pas là non plus une volonté de notre part de ne prendre que des jeux aboutis, mais ça s’est trouvé comme ça. Le gros travail qu’on a fourni, c’était un travail éditorial : des relectures de style, de forme, d’agencement, etc. Et puis habiller le texte : Melville nous a mis en contact avec « Je suis une légume », une illustratrice dont j’ai découvert le travail (http://www.pumpkincomics.com/ ), et ça a super bien matché. Laure Afchain, la maquettiste avec qui Dystopia travaille, nous a conçu une très chouette maquette de collection, à adapter pour chaque projet. Et « Je suis une légume » a fait la réalisation. On est super hyper fières du résultat.
Melville : On précisera aussi que plusieurs personnes (dont l’éditrice) avaient déjà testé, commenté, secoué le jeu et qu’il était dans un état ludique assez avancé.
Sturm : « Bois dormant », ça parle de quoi ?
Melville : Pour résumer Bois Dormant très simplement, c’est La belle au bois dormant à la ZAD. J’ai bien conscience que ça n’aide pas beaucoup (rires)
Imaginez une ville atteinte par un mystérieux syndrome qui fait tomber la presque totalité des habilant.es dans une étrange catatonie. Imaginez que la mégapole subit un embargo qui l’isole du monde, que la végétation s’y déploie anormalement, que les lieux importants semblent prendre vie, que les quelques éveillés subsistants tentent malgré tout d’y faire société depuis plusieurs années.
Sturm : Comment s’est passée la « relation » entre vous ? Beaucoup d’aller-retour, de phases de modifications ? Pour cet ouvrage y avait-il une deadline de l’éditeur ?
Eugénie : La relation avec Melville s’est très bien passée (je crois !). J’ai l’habitude maintenant de faire des relectures pour les copaines en JDR. Mais j’ai découvert le travail avec toutes les autres personnes qui interviennent sur le livre (correctrice, maquettiste, illustratrice…) et qui prend aussi un temps de création et de réalisation. La deadline finale avait été réfléchie ensemble au sein de Dystopia, parce que la parution des JDR prend place parmi nos autres sorties (même si on en fait peu… surtout parce qu’on en fait peu). Et puis il y a eu 2020, et tout le beau plan a pris un peu un choc.
Sturm : Il y a cet écho réel à de l’actualité immédiate, évidemment anticipée, mais quelle est la part du conte dans cet ouvrage ?
Melville : Alors, il faut savoir que le jeu puise son inspiration – notamment – dans la bande dessinée DMZ de Brian Wood, un auteur qui s’est fait une spécialité d’aborder des thèmes de société. Je ne vais pas vous spoiler DMZ, mais allez lire ça, c’est très, très fort.
Je crois que la part du conte tient aussi dans une démarche politique, en fait. Dans Bois Dormant, on joue une communauté pacifique et la prémisse du jeu, c’est que les personnages vont petit à petit dépasser leurs problématiques et leurs défiances et apprendre à exister ensemble. C’est – selon moi – un jeu avant tout optimiste. J’ai bien conscience que c’est un angle peu commun, que de dire qu’on peut arriver à s’aimer, à se pardonner, à croire les unes en les autres. Mais l’idée, comme dans les contes, c’est de porter un discours sur le monde. Moi je crois que notre société est faite des histoires qu’on raconte à son propos. Et j’ai voulu donner des outils pour raconter des histoires ou les êtres humains sont des créatures capables du meilleur.
Sturm : Il y a donc des thématiques très fortes, comme dans la plupart de tes jeux, es-tu partie d’un concept que tu souhaitais développer ou d’un univers dans lequel tu voulais te plonger ? Des deux peut-être ? La dimension poétique dans le jeu est également bien présente, y as-tu attaché plus d’importance dans cet ouvrage ?
Melville : C’est difficile de démêler un univers de concepts. C’est forcément un peu conceptuel dans le jeu parce qu’il n’y a que très peu de « background », à proprement parler. Les joueuses construisent collectivement leur communauté, définissent la ville où va se raconter leur histoire, leurs enjeux spécifiques. Donc oui, il y a bien quelque-chose de très abstrait là-dedans, où l’idée prime sur un univers très défini. Mais en même temps, il y a une structure forte qui guide vers des contextes de jeu qui, s’ils diffèrent, partagent une même esthétique. Entre les narcosés en catatonie, la végétation qui envahit tout, les esprits de la ville qui s’éveillent, les typologies de personnages jouables qui ne sont jamais des utilisateurs d’armes, on dessine des récits qui ont une imagerie spécifique. Et cet univers-là, fait de béton et de ronces, j’en avais très envie quand j’ai tapé les premiers mots du jeu.
En ce qui concerne la dimension poétique, je dois avouer ne pas trop savoir quoi en dire. J’imagine que c’est quelque-chose d’assez présent dans mes publications, depuis mon premier jeu sorti en indé, « Sur les Frontières ». Moi j’ai envie que mes jeux produisent des images fortes et des émotions intenses. Je dirai que ça, pour le coup, c’est un fil conducteur de ma production.
Sturm : Eugénie, qu’est-ce qui t’a plu dans Bois Dormant ? Qu’est ce qui a fait que cela devait être “Bois Dormant” et pas un autre ouvrage ?
Eugénie : Exactement pour ce que vient de dire Melville : cet univers de ronces et de béton, les narcosés, les bâtiments qui s’éveillent… la couleur de cet imaginaire-là m’a touchée dès le départ. Il y a des œuvres, des fois, qui résonnent absolument avec nous et on ne sait pas trop dire pourquoi. Bois Dormant m’a fait cet effet-là au début. Le mélange assez unique de street culture et de Millevaux, de fantastique léger et de dureté du quotidien ; et cette ambiance de post-apo au départ avec l’invitation à construire une utopie plutôt que de vriller vers du Mad Max…
Sturm : Pour aller plus avant dans le cœur du jeu, l’aspect mécanique, tu peux nous le décrire brièvement ? Il est indiqué « inspiré de Dream Askew », à quels niveaux « Bois Dormant » se rapproche de Dream Askew ?
Melville : Alors, Dream Askew, et plus largement les jeux dérivés (s’appuyant donc sur la structure qu’on appelle Belonging Outside Belonging), se définissent par quelques points. D’abord ce sont des jeux sans meneur, ensuite ils utilisent des jetons en lieu et place de dés. Généralement, on dépense un jeton pour faire une action favorable à son personnage, et on dépense un jeton pour faire une action défavorable. Une autre spécificité, c’est que le travail de mise en scène du monde qui entoure les personnages est découpé en quelques cadres spécifiques, qui sont répartis entre les joueuses.
On est donc PJ et meneur, mais meneur uniquement sur un aspect donné de l’univers.
Sturm : A quels niveaux « Bois Dormant » s’en éloigne ?
Melville : J’ai modifié pas mal de choses, mais les deux plus significatives selon moi, ce sont :
– Les gains et dépenses de jetons qui fonctionnent assez différemment, en particulier parce que la façon la plus efficace d’en acquérir est de porter assistance aux autres personnages. Et ce sont les personnages en périls qui décident s’iels donnent des jetons à celleux qui sont venu.es les aider. Ça implique que gagner des jetons est une action sociale, collective, et pas un truc qu’on fait dans son coin. Et puis ça implique aussi qu’il faut accepter de mettre son personnage en danger pour que les autres viennent l’aider, sachant qu’iels ont tout intérêt à le faire. C’est un peu comme cet exercice de team-bulding où on se laisse tomber en arrière et où les autres vous rattrapent. Je crois qu’à sa petite échelle, ça change le rapport aux autres.
– On utilise plusieurs jetons de couleurs variées qui représentent les différentes saisons. Ça apporte des choses dans la cosmogonie du jeu, et aussi dans le rapport au temps qui passe. Et je crois que c’est important, parce que faire vivre une communauté, ça ne se construit pas sur trois semaines. Ces jetons sont aussi utilisés pour donner une voix aux autres membres de la communauté, parce que les personnages-joueuses en sont des membres importantes, mais certainement pas les cheffes.
(Melville a opté pour un game-design assez proche pour ses jeux de la collection « Couleurs de l’amitié » )
Sturm : On trouve aussi des concepts à même de générer des sensations entre joueuses et joueurs, il y a aussi « les gestes » qui permettent d’interpréter les personnages, ça représente quoi ?
Melville : Eh bien justement, ce sont les « moves » des personnages. J’ai simplifié par rapport à la multiplicité d’actions disponibles dans Dream Askew, et puis je les ai rebaptisés avec un mot qui me plaisait plus, et qui trouve son sens dans le fait qu’il correspond à une certaine physicalité autour de la table. On s’empare des jetons, on se les donne, on les remet dans la réserve. Mine de rien, en jeu de rôle, on raconte aussi des histoires avec son corps.
Sturm : Tu as déjà publié un « supplément » sur itch.io : « love berlin » est-ce que cela en appelle d’autres, est-ce un univers dans lequel tu as envie de continuer à te plonger ?
Melville : Je ne dirai pas que Love, Berlin. est un supplément. En fait c’est une sorte de module de découverte pour se familiariser avec le jeu dans un contexte prêt-à-jouer : une communauté de fondus de radio à Berlin. Il y a tout le matériel pour découvrir le fonctionnement du jeu à travers ce récit là, mais c’est quand même moins complet et accompagné que Bois Dormant. Dans le livre de base, il y a un autre contexte : « Les veilleuses d’Heliopolis » qui se situe au Caire. J’avais envie de donner à imaginer d’autres mégapoles que notre habituelle galerie occidentale. Je ne sais pas s’il y aura du développement par la suite. J’encourage les lectrices à publier leurs communautés, leurs villes, à s’inspirer les unes les autres, mais j’ai l’impression qu’il y a déjà tout ce qu’il faut dans le jeu pour raconter des histoires qui nous habitent longtemps, je ne suis pas certaine que ce serait pertinent d’en remettre une couche.
Sturm : Eugénie, est-ce que ce principe de « filiation » avec les jeux inspirés de Dream Askew correspond à ce que tu recherches en tant qu’éditrice, ou plus généralement établir des « ponts” culturels ?
Eugénie : Il y a des ponts qui se sont faits, et dont je suis super heureuse, mais pas forcément autour de cette filiation Dream Askew , je pense. Là encore, il y a quelque chose du feeling, pas évident à décortiquer. Parmi notre catalogue, je rapproche certains aspects de Bois Dormant du témoignage de Mélanie Fazi (Nous qui n’existons pas https://www.dystopia.fr/a/melanie-fazi/nous-qui-n-existons-pas) parce qu’il y a quelque chose de très humain et à fleur de peau dans le texte de Mélanie, une sincérité et une sensibilité qu’on retrouve dans des parties de Bois Dormant. Sur le versant plus sombre, on peut rapprocher le jeu du cycle Yirminadingrad (https://www.dystopia.fr/a/leo-henry-jacques-mucchielli/yama-loka-terminus ) qui regroupe plusieurs recueils de nouvelles autour d’une ville qui n’existe pas, qui serait une ville de l’Est marquée par la guerre et la chute des utopies… ces recueils sont des œuvres collectives, des points de vue très différents sur le monde, parfois contradictoires, parfois même des réflexions méta sur l’œuvre et la Ville, qui font furieusement penser au genre de récits que peut produire une partie de jeu de rôle sans meneur…
Et puis aujourd’hui luvan et Léo Henry, une autrice et un auteur dont nous avons publiés des recueils et romans, ont participé à la GamJam de la CyberConv, avec Dévoyée (https://luvan.itch.io/dvy ) un très beau JDR pour deux, qui mélange l’écrit et l’oral. Et puis Melville et kF lisent des textes de luvan, luvan joue avec kF et Melville… les ponts sont jetés !
Sturm : C’est une très belle conclusion, un grand merci à vous deux !!
Un actual play de Bois Dormant aura lieu en « live » le 4 février 2021 sur la chaine 2d6+cool, pour ne rien rater n’hésitez pas à suivre les fils d’actu de Melville : https://twitter.com/melvillelanuit et Eugénie : https://twitter.com/EugenieBidet
Le site de la maison d’édition : https://www.dystopia.fr/
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