La plupart d’entre vous croient sans doute que le fondement de l’intrigue, ce sont des gens qui font des choses. Évidemment, c’est faux. En vérité, ce sont des gens qui réagissent à des choses. Agir, c’est bien joli, mais si vos joueurs, vos personnages ou vous-même en êtes au stade d’agir, il n’y a que deux explications :
A) Vous êtes un psychopathe qui n’a que faire du monde qui l’entoure
B) Le monde qui vous entoure est si fade, si dérisoire et vos actes si dépourvus de conséquences que vous n’avez pas à compter avec
Soyons honnêtes : dans les deux cas ça craint.
Dans le premier article de cette série, je parlais d’un système de ma création. Un petit paquet de tout juste vingt cartes, mais qui permet de créer des histoires vivantes, riches, et surtout solides. Solide ici, ça veut dire « cohérente avec elle-même ». Et c’est bien.
Comment on y arrive alors ? Je vous l’ai dit : la réaction. Avec mes cartes, je construis 1) des personnages non joueurs 2) qui ont un vrai objectif 3) et un plan pour l’obtenir.
Comment ça marche exactement ? On va rentrer un peu plus dans le détail cette fois, on va montrer des exemples, révéler les ficelles.
Allez, c’est reparti pour…
Les Racines de l’intrigue
round 2Les mérites de la réaction
Le secret
On pourrait croire que mes PNJs se suffisent à eux-mêmes, qu’ils construisent un monde autonome, même si simplifié, en dirigeant leur volonté vers un but. Les plans qui en découlent sont, après tout, construit dans une continuité logique : ils ont du sens, peuvent effectivement leur permettre d’arriver à leurs fins et, en cas de réussite, ils modifieront l’univers de jeu en affectant d’autres PNJs.
Le truc, c’est que même avec le plan idéal, ils n’obtiendront jamais ce qu’ils veulent. Jamais.
Parce qu’aussi ingénieuses que soient leurs idées, ils ne pourront pas les appliquer.
Ou en tout cas, pas seul.
Vous voyez où je veux en venir ? Mes PNJs ont toujours besoin des joueurs.
Et, à l’inverse, ces mêmes PNJs qui, sans les joueurs, seraient complètement inaptes, ont quand même pas mal de choses intéressantes en stock. Une boutique chère où la ristourne serait bienvenue, des entrées dans un lieu interdit, des informations régulières et capitales… Bref, tous ces petits avantages vraiment utiles qu’un PNJ sympa partage avec ses amis.
Et les amis ça s’entraide, pas vrai ?
Voilà comment on coince le doigt, puis le bras, des joueurs dans l’engrenage.
Le démenti
Comment ? Vous m’accusez de faire passer mes Pjs au rang de seconds couteaux ? Laissez-moi vous poser une question : qui est vraiment indispensable dans l’histoire ? Les PNJs et leurs « avantages », ou les joueurs qui font le boulot ?
Poussons même un cran plus loin en étudiant le principe de la quête. Lexicalement, en entend par là une recherche[1] au but bien défini. Est-il si anodin que nos exemples rôlistes mettent presque toujours en scène un commanditaire ou, à minima, un guide ? Lorsque ces deux figures sont absentes, lorsque le personnage se trouve prêt à l’aventure sans impulsion extérieure, alors le seul besoin se fait d’un déclencheur… ou pas. Après tout, nul besoin d’un autre énième chevalier tente de s’approprier le trésor du dragon, si ? En revanche, cette possibilité donne toute son importance à une figure autrement secondaire – celle du messager. En supposant que le personnage dispose d’office d’un instinct héroïque le poussant à l’action, lui suffit en effet d’apprendre l’existence d’un problème, ou d’une opportunité, pour s’y intéresser. De là la nécessité, s’il n’est pas directement témoin des faits, d’avoir quelqu’un pour y suppléer…
Au fond, la quête n’est qu’une manière un peu épique (et donc d’autant plus susceptible de nous faire rêver qu’elle nous paraît inaccessible à nous, simples mortels) de désigner un objectif. Et pourtant, on parlera sans difficulté d’un animal en quête de nourriture, d’une bande de bandits en quête de pillage, ou d’un vieillard en quête de ses pantoufles. Implicitement, le héros d’héroïque fantaisie est en quête d’un certain nombre de choses : de gloire, de récompenses, ou simplement de divertissement – raison pour laquelle nous partons du principe qu’un PNJ apte à octroyer une de ces récompenses suffit.
De là au donneur de quête marqué d’un point d’exclamation, il n’y a qu’un pas !
Le fonctionnement ?
En premier lieu, il faut comprendre que le système que je décris ici est une extension à mon jeu A l’Ombre des Légendes, en cours de développement. Pourquoi est-ce important ? Tout simplement parce que, s’il s’agit d’une extension, le jeu entier peut fonctionner indépendamment de celle-ci ; et, justement, il le fait.
Les objectifs de mes PNJs ne concernent jamais les joueurs ; ou, en tout cas, pas directement. Il s’agira de visiter tel lieu, dans telles conditions. De dénicher et de vaincre un adversaire avec un trait précis, d’en apaiser un autre. De ramener tel objet. Ect. Remplir cet objectif représente pour les joueurs le moyen d’une récompense immédiate (l’une des « récompenses de quête »), outre l’obtention d’autres avantages sur le plus long terme (les « avantages globaux »). Mais enfin, entrons dans le vif du sujet !
La préparation
D’abord, commençons par construire un PNJ. Nous le construirons génériquement à partir 3 cartes « aspect », tiré d’un paquet de 10. Chacune contient :
– une manière de se débarrasser de lui, au besoin
– une récompense « de quête » possible, pour qui remplira ses missions
– un avantage « global » (son soutien), dont ses amis pourront profiter
Par défaut, les PNJs disposent de 3 points d’influence (leur équivalent des points de vie), et d’un alignement initialement « neutre » (0) envers les joueurs. Cet alignement évoluera d’un point vers le statut « amical » (+1) pour ceux qui leur rendront service en accomplissant leurs quêtes et/ou en refusant de leur nuire, et, à l’inverse, d’un point vers l’« hostilité » (-1) lorsqu’un joueur termine une quête lui portant préjudice et/ou décide d’empêcher l’accomplissement de sa quête.
On lui ajoute ensuite un « but » : l’objectif final de cette manœuvre savante, mise en branle par lui. La carte « but » définit ce que le PNJ espère tirer de l’opération – un bénéfice, une vengeance, sa survie, etc. Ces cartes, au nombre de 5, recouvrent des catégories d’action aussi générales que possible tout en conservant une spécificité intrinsèque (oui, c’est toi que je vise, Loren J. Miller, avec tes 4 types de sacrifice différents alors que rien ne les distingue fondamentalement l’un de l’autre)[2]. Elles regroupent chacune 3 questions auxquelles les joueurs ont à répondre. Un petit nombre parmi elles n’a d’utilité que sur le plan narratif, comme des aides pour bâtir des histoires variées et cohérentes à partir de catégories génériques. Les autres permettent de lier le « fond » de la quête à d’autres PNJs ou à des éléments du jeu, par exemple, en désignant la cible de la vengeance, ou la cible à protéger, etc.
S’ajoutent occasionnellement à ces questions des modificateurs. Le commanditaire d’une « vengeance » ne se satisfera que d’une résolution violente à sa quête, si elle est disponible ; échouer lors d’une « protection » aura pour conséquence de défausser l’objet ou le PNJ à protéger, etc.
Enfin, on termine la construction de la quête à l’aide d’une carte « plan » ; elles aussi au nombre de 5. Les cartes « plans » correspondent à la méthode concrète par laquelle on espère remplir son but. Elle va de l’élimination au sacrifice, en passant par le périple. Comme les cartes « but », les cartes « plans » forceront les joueurs à répondre à un certain nombre de questions ; celles-ci s’avèrent néanmoins plus clairement orientées sur le matériel de jeu, le plateau, les lieux déjà découverts ou à découvrir, un objet à forger, etc.
Vous avez effectué tous les tirages, répondu à toutes les questions ? Félicitations : vous avez terminé votre première quête ! Conduisez encore deux fois ce processus en liant si possible les éléments déjà déterminés (PNJs compris) En effet, le contenu propre d’une quête est au moins aussi important que son contexte : retrouver un enfant perdu dans la forêt paisible n’a rien à voir avec une recherche en zone de guerre. De la même manière, la fuite d’un PNJ sera un peu plus corsée si un autre veut, pour quelque raison que ce soit, sa peau.
Le système en action
Maintenant que vos quêtes sont prêtes, que reste-t-il à faire ? C’est tout simple ! D’abord, les joueurs, à tour de rôle, devront définir leur posture envers chacune d’entre elles. Une posture favorable signifiera que le joueur n’a rien contre : il pourra effectuer la quête et, s’il y parvient, choisir parmi les trois récompenses possibles de son commanditaire celle qui lui convient le mieux. S’il y échoue, ou qu’un autre le prend de vitesse, nul malus ne l’attend, si ce n’est l’absence de récompense. À l’inverse, se présenter comme défavorable à une quête, c’est clamer haut et fort que l’on opposera à quiconque tentera de l’accomplir. Le joueur perdra immédiatement 1 point sur l’échelle de sympathie du PNJ concerné et ne pourra accomplir la quête. En revanche, s’il existait un PNJ qui devait souffrir de l’accomplissement de ladite quête, il gagne immédiatement 1 point sur l’échelle de sympathie de ce dernier. En outre, s’il réussit à faire abandonner la quête à tous les autres joueurs, il gagnera une récompense en termes de point de victoire ; à l’inverse, s’il échoue, il en perdra.
Pourquoi formaliser le refus ?
Parce que si nous sommes réellement dans un jeu de rôle, vos joueurs et leurs personnages doivent pouvoir dire non. Souvenez-vous : nous disions un peu plus haut (« le démenti ») que le succès des PNJs « donneurs de quête » s’explique par l’idée implicite que nos joueurs sont, tout comme leurs personnages, à la recherche de quelque chose que nous pouvons leur donner. Si l’on décortique un peu cette idée, nous assumons donc que nous savons mieux qu’eux et ce qu’ils veulent, et comment l’obtenir. Qui pis est, puisque cette réflexion reste implicite, nous n’abordons jamais la possibilité d’une alternative.
Un poil égocentré, vous ne trouvez pas ?
Une fois la quête terminée, on modifie l’échelle des sympathies de PNJ, donne les récompenses éventuelles, et on en reconstruit une nouvelle quête en liant, une fois encore, si possible, les éléments de la nouvelle aux précédentes. Et ainsi de suite.
L’adapter en session
À l’Ombre des Légendes est un jeu de rôle sans MJ, et sur plateau. Il utilise à fond des mécaniques de génération aléatoire pour dépasser ses ambitions et offrir à ses joueurs une véritable aventure mais, par définition on reste relativement proche du jeu de rôle traditionnel… Et ça, ça nous aide. L’appropriation des questions par la figure du meneur et un soupçon d’arbitraire dans le choix des cartes suffit à solidifier le « corps » d’une intrigue mais, si vous avez lu le premier article de cette série, vous saurez qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre l’organisation d’une scène, d’un arc narratif, ou d’une intrigue entière.
La conséquence, c’est qu’un système comme celui-là peut aussi bien servir à générer une scène qu’un arc, ou une intrigue. Y compris en cours de jeu.
Évidemment, pour un maximum d’efficacité, je vous recommande d’adapter les questions des cartes : les miennes sont orientées dans un but bien précis, et exploitent allégrement le matériel dont je dispose déjà. Les vôtres peuvent s’appuyer sur des profils de lieux, de personnages ou d’adversaires préparées en amont (dans le cas où vous souhaiteriez disposer de davantage de contrôle) ou être soutenu par des tables aléatoires si vous préférez les approches improvisées (ce système devenant alors une aide supplémentaire pour mener à bien votre performance).
Dans le cas où vous voudriez ajouter un soupçon d’imprévu viennent les « péripéties » : des impondérables qui viennent contrevenir à la réussite normale de la quête : un mensonge sur son objectif réel (formalisé par le remplacement de sa carte « but »), sur l’identité du commanditaire (remplacement du PNJ) ou sur un autre élément, comme l’emplacement réel de la sépulture que vous cherchiez, ou la provenance des fonds qui vous ont permis de payer vos guides.
Les possibilités de fourberie sont sans limites, et elles sont votre jardin.
Pour aller plus loin
Pourquoi ce système-là plutôt qu’un autre – pourquoi pas, à défaut de celui de J. Miler[2], celui de S. John Ross[3] par exemple ?
C’est une question de paradigme. L’un et l’autre, comme de nombreux traités de scénarisation, sont construits sur la base de situations dramatiques, dans la lignée de George Polti[4]. Elles se concentrent soit sur les éléments obligatoires d’une situation dramatique, soit sur les rapport entre ses différents acteurs, dans leur configuration archétypale.
Aujourd’hui, et même si la chose reste méconnue du grand public, la recherche privilégie les notions de matrices interactives et d’opérateur de transformation. Pour résumer, la matrice interactive est une catégorie d’interactions stéréotypique, et porteuse d’une tension intrinsèque (par exemple, l’assassinat est une interaction aisément reconnaissable, qui dispose de moult occurrences dans la littérature, les arts, les journaux, et qui porte une tension automatique du fait de l’irréversibilité qu’elle suppose… Parce qu’un mort, une fois tué, reste mort… non ?). Les opérateurs de transformations recouvrent, quant à eux, les variations à l’intérieur d’une matrice. C’est de cette théorie, que vous trouverez chez Dundes et Petitat dans Secrets et formes sociales (1998) que s’inspire mon système, en cherchant à définir, plutôt que des intrigues types, des situations narratives.
Car, vous l’aurez compris, notre ambition ici n’est pas de faire le répertoire complet de tous les scénarios existants, et qui existeront jamais : seulement de donner les tenants et les aboutissants d’une méthode capable de les construire efficacement 😉
[1]Action de chercher à trouver, à découvrir.
1. Littér. Recherche obstinée de quelqu’un, de quelque chose. La quête de Dieu; la quête de la vérité; quête fiévreuse, passionnée.
[2]Les 36 scénarios, Loren J. Miller
[3]La grande listes des intrigues de jeu de rôle
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